Face à la pénurie d'avions, les compagnies recourent de plus en plus à d'autres transporteurs pour assurer leurs vols, ce que l'on appelle l'affrètement. Mais des professionnels craignent que ce modèle facilite le dumping social en Europe et compromette la sécurité.
Alors que le nombre de passagers aériens a dépassé en 2024 son niveau de 2019 dans le monde, une première depuis la pandémie, les avionneurs peinent à remplir leurs objectifs de livraisons, tandis que certains aéronefs sont cloués au sol pour des problèmes d'entretien.
Une solution pour les compagnies réside dans la location d'appareils via des contrats de courte durée incluant l'appareil, l'équipage, l'entretien et l'assurance, "wet lease" dans le jargon aéronautique.
Des entreprises spécialisées se sont créées, certaines désormais de taille imposante comme l'Irlandaise Avia Solutions Group qui exploite 221 appareils sous 12 certificats de transporteur aérien et revendique 35 millions de passagers par an, soit le tiers d'Air France-KLM.
KlasJet, SmartLynx, AirExplore: autant de compagnies basées en Europe de l'Est inconnues du grand public, mais dans les avions desquelles des voyageurs ayant acheté un billet d'un transporteur renommé peuvent voyager, parfois à leur insu quand les appareils sont peints aux couleurs de la compagnie principale.
Selon la société Cirium, spécialiste des données de l'aviation civile, ce type d'activité va croissant et c'est Lufthansa (incluant Austrian Airlines, SWISS, Brussels Airlines et Eurowings) qui a actuellement le plus recours à ce dispositif en Europe.
Le groupe allemand, dont la flotte totale atteignait 735 appareils fin 2024, a indiqué avoir exploité 56 avions en "wet lease" la même année.
Conformes à la réglementation européenne, ces accords "peuvent aussi être abusivement utilisés pour réduire les coûts et saper le droit du travail", a prévenu en août 2024 l'European Cockpit Association, qui fédère 33 syndicats représentant 40.000 pilotes de ligne.
Un avis partagé par des organisations syndicales et des juristes réunis cette semaine par la Caisse de retraite du personnel navigant professionnel de l'aéronautique civile (CRPN) française.
- "Obligation de vigilance renforcée" -
"Cela devient problématique lorsque l'affrètement devient structurant du marché du transport aérien", estime Antoine Lyon-Caen, avocat spécialiste du droit du travail.
La CRPN, qui gère la retraite complémentaire des pilotes, hôtesses et stewards de droit français, s'inquiète non seulement d'un déficit de cotisations, mais aussi d'un dumping social voire d'infractions au droit du travail.
"On a pu récupérer les contrats. On a pu constater qu'on avait (...) un officier pilote de ligne (copilote, NDLR) qui était payé un petit peu plus de 1.000 euros en fixe sur le mois" et des stewards et hôtesses "à 300 euros", témoigne Sandrine Johnson, directrice générale adjointe de la Caisse.
"Au niveau européen, on n'est pas du tout sur quelque chose d'anecdotique, et donc il est vraiment temps d'aller prendre le sujet à bras-le-corps", souligne Patrick Arpino, vice-président du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL): "l'Europe et le marché des affrètements ne peuvent pas être le Far West".
Pour Me Lyon-Caen, les employeurs franchissent la "ligne rouge" quand les navigants "ne sont pas soumis à la protection sociale du pays où ils ont leur base d'affectation", un sujet déjà identifié dans d'autres secteurs d'activité en Europe.
Alors que plusieurs procédures judiciaires sont en cours à l'initiative de la CRPN, Mme Johnson remarque qu'il s'agit d'"une voie qui permet d'aboutir, qui permet de créer de la jurisprudence", mais qui n'est pas assez rapide.
L'inspection du travail peine également à lutter contre ce phénomène, vu les contraintes opérationnelles du secteur, témoigne Stéphane Salmon, président du principal syndicat français d'hôtesses et de stewards, le SNPNC.
La CRPN souhaite que les compagnies affréteuses soient soumises à une "obligation de vigilance renforcée" auprès des sociétés de "wet lease" car cela concerne non seulement l'affiliation aux régimes sociaux, mais "la sécurité, le droit des passagers et le droit du travail", remarque Mme Johnson.
La Caisse réclame également un encadrement du métier des courtiers aériens, qui font le lien entre les affréteurs et les sociétés de location, "parce que ce sont eux qui mettent en place les schémas de fraude" en tirant les prix vers le bas, selon Mme Johnson.
© 2025 AFP